Neutralité: le Sénat place les contenus au coeur du débat

Le 2 novembre 2010

Passée par tous les étages institutionnels, la neutralité des réseaux a débarqué au Sénat. En abordant la question des téléviseurs connectés, cet énième tour de table a élargi les termes du débat, quitte à dissoudre le concept de neutralité.

Il y a eu le comité d’experts, la remise d’un rapport gouvernemental, les consultations puis les conclusions de l’Arcep, sans oublier les prémisses d’une réflexion européenne au sein de la Commission. La neutralité des réseaux a désormais investi les murs du Sénat. Mardi dernier, les commissions de la culture et de l’économie, représentées dans l’ordre par Catherine Morin-Desailly (UC) et Pierre Hérisson (UMP), ont convié différents acteurs de l’Internet à se mettre (une nouvelle fois) autour de la table pour causer neutralité. Au menu:

Quelle liberté d’accès au réseau en ligne pour la communauté croissante des internautes ? Doit-on autoriser les opérateurs à restreindre l’accès aux contenus, services et applications dont ils permettent la mise en ligne pour des motifs techniques ou économiques ? Faut-il instaurer un cadre de régulation souple, ou envisager de se résoudre à légiférer de façon plus contraignante ? Quelles suites donner aux propositions formulées récemment par le Gouvernement et l’autorité de régulation ?

Vaste programme, synonyme pour certains d’un énième symposium infructueux et bavard, marqué par une sur-représentation des institutions étatiques (CSA, Arcep), des opérateurs (Bouygues Télécom, Orange) et des ayants droit (SACD et APC). Mais si ces discussions ont été le théâtre des traditionnelles oppositions sur le front de l’investissement dans les infrastructures du réseau, opérateurs et services en ligne ne cessant de  se renvoyer la balle en la matière, elles ont le mérite d’avoir soulevé pour la première fois la question des téléviseurs connectés. Au-delà de la conciliation du principe de neutralité avec le risque de congestion, le Sénat a interrogé le statut de ces télé reliées à Internet, secteur notamment investi par les géants Google et Apple.

Neutralité des contenus et neutralité des réseaux

Curiosité de ces nouveaux débats, ils se sont articulés autour de deux tables rondes distinctes, intitulées «neutralité des contenus» et «neutralité des réseaux». La dissociation des thématiques n’a pas manqué de surprendre; elle semble avant tout avoir servi de prétexte à l’évocation en longueur du régime des téléviseurs connectés et des Å“uvres diffusées sur ces supports. Néanmoins, elle vient inutilement scinder le concept de neutralité des réseaux, qui affirme un libre accès aux sites, services et applications sur Internet, tant en amont (création de contenus) qu’en aval (consultation). De fait, le principe de neutralité tel qu’exposé par Tim Wu englobe déjà la question des contenus; on peut donc s’interroger sur la pertinence et l’impact de cette nouvelle subtilité introduite au Sénat.

Du côté des acteurs traditionnels du secteur, déjà largement consultés sur la thématique, rien de nouveau sous le soleil de la neutralité; opérateurs et services en ligne campent sur leur position.

Le représentant d’Orange Pierre Louette a ainsi répété l’attachement du fournisseur d’accès «au maintien des services gérés, par exemple dans la télévision et les vidéos à la demande». «Les paquets de données ont-ils la même importance ? Pour moi, non», a t-il poursuivi, plaidant pour que les opérateurs puissent «organiser, sans porter un préjudice fondamental aux autres contenus, des formes de priorité pour certains contenus qui ont impact particulier ou qui offrent une garantie”. «Préjudice fondamental», «impact particulier» : autant de termes qu’Orange se doit encore d’éclairer.

Au niveau des sites Internet, représentés par le président de l’Asic Giuseppe de Martino, l’impératif a une nouvelle fois été de rappeler leur contribution au développement des infrastructures, remis en cause par les FAI.

Près de 40% de nos coûts sont des investissements réseaux: bande passante, matériel… Si on nous demande de participer un peu plus, on utilisera l’argument final: ne devrait-on pas profiter aussi un peu plus des abonnements que touchent ces fournisseurs de réseaux ? Car si on s’abonne aujourd’hui, c’est aussi pour bénéficier de nos services, a menacé Giuseppe de Martino.

Au-delà des responsabilités financières de chacun, le débat sénatorial a souffert des travers classiques d’un débat sur la neutralité, à savoir le glissement sémantique vers un Internet «ouvert». Tant et si bien que l’intérêt du débat s’est vu déporté d’une définition de la neutralité vers un balisage du contrôle dont bénéficient aujourd’hui les opérateurs sur les contenus. Au centre des discussions donc, «le contrôle du contrôle», comme l’a justement souligné Claude Kirchner, unique représentant de la communauté scientifique (INRIA): basculement en apparence anodin, qui donne pourtant de fait l’aval à une mainmise des opérateurs.

Télé connectée: simple ordinateur ou secteur à part ?

A l’exception de Claude Kirchner, pour qui le téléviseur connecté «est juste un ordinateur avec une télécommande élaborée», la majorité des intervenants penchés sur la question des contenus ont insisté sur la spécificité de ce nouveau service. «Télescopage de deux univers», celui de l’audiovisuel et de l’Internet, pour Emmanuel Gabla du CSA, monde aux logiques différenciées selon Alain Le Diberder de la SACD. Autrement dit, la petite lucarne n’a pas été d’emblée placée sous l’égide de la neutralité.

La télé connectée, ça va envoyer

S’il déclare vouloir le voir appliqué aux services gérés, le CSA concède timidement que «certains aménagements de ce principe de neutralité des réseaux» pourraient être organisés, «pour répondre aux exigences de certains services en temps réels et pour financer l’établissement de certaines infrastructures», telle la fibre optique.

Infrastructures toujours donc, mais pas que: la nature et le financement des contenus inquiètent également le monde de l’audiovisuel. La marotte hexagonale d’une «spécificité des contenus culturels français», présentée par le sénateur Bruno Retailleau comme constitutive de «notre identité», vient titiller le concept de neutralité… quitte à le contredire, comme le remarque justement Numerama. Le CSA s’est en effet inquiété d’une absence de neutralité sur les moteurs de recherche, qui pourrait se concrétiser en une mise en avant des contenus en provenance d’outre-Atlantique. «Pour favoriser la consommation et la visualisation de contenu d’origine française et européenne, il faut être certain que les moteurs de recherche soient parfaitement neutres», a ainsi déclaré Emmanuel Gabla. Représenté dans la salle, Google France n’a pas manqué de renvoyer la balle aux acteurs de l’audiovisuel français, les appelant à être «pro-actifs» pour être valorisés sur les moteurs de recherche.

«La neutralité du net n’est pas la violation de la propriété intellectuelle»

Autre point jusque là peu -voire pas- abordé dans le débat sur la neutralité des réseaux: le financement du contenu qui circule dans les tuyaux. De nouvelles voix se sont ajoutées à la discussion: celles des sociétés d’auteur, SACD et APC, qui ont abordé le sujet délicat de la propriété intellectuelle.

Là encore, l’investissement de chacun suscite la polémique: pour les ayants droit, il est clair que les nouveaux services qui s’apprêtent à diffuser du contenu sur les téléviseurs connectés, en premier lieu Google et Apple, doivent mettre la main à la poche et financer la création. Frédéric Goldsmith, délégué général de l’APC, l’affirme: «neutralité du net n’est pas [synonyme de] violation de la propriété intellectuelle». Dans la mesure où les contenus audiovisuels constituent un «produit d’appel», poursuit-il, il est impératif que ceux qui les utilisent «investissent dans les Å“uvres». Même son de cloche du côté de la SACD, qui souhaite voir perdurer une rémunération des création «par l’aval»: des diffuseurs vers les créateurs.

La question du financement de la création a été l’occasion pour les ayants droit de saluer le travail de l’Hadopi,  «qui a le mérite d’avoir jeté certaines bases» selon Frédéric Goldsmith. Elle a aussi permis d’aborder le thème de la licence globale, vite évacué par la SACD, qui souhaite préserver «le droit des auteurs et des producteurs à fixer leur mode de rémunération»; une liberté qualifiée de «fondamentale».

De nouveaux rendez-vous ont été fixés autour de la table, le CSA en particulier a annoncé l’organisation d’un colloque sur les téléviseurs connectés en février prochain. Son cas devrait aussi être examiné dans les mois à venir, puisque l’idée d’un «CSA de l’Internet», écartée début 2009 par les sénateurs, ainsi que d’une fusion des autorités administratives, a de nouveau été évoquée. Visant une régulation plus adéquate du continuum de services en ligne, cette éventualité semble faire du chemin du côté des parlementaires.

En attendant de connaître le sort qui lui sera réservé en France, proposition de loi ou ordonnance, la neutralité des réseaux est au menu d’autres réflexions, dont la récente mission d’information de la Commission des affaires économiques de l’Assemblée, chapeautée par Laure de La Raudière (UMP) et Corinne Ehrel (SRC).

Bref, comme remarque le clairvoyant sénateur Hérisson,

c’est un thème dont on n’a pas fini d’entendre parler dans les mois et les années venir.

Au risque de voir petit à petit se dissoudre le substrat même du principe de neutralité.

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Crédits photo: Flickr CC krossbow, xeni, symbi, greenkozi

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