Eaux privatisées: la Bolivie fait barrage

Le 22 mars 2011

La privatisation, la Bolivie a tenté. Mais au cours des années 2000, par deux fois le peuple a lutté pour se réapproprier l'eau, quitte à s'accommoder aujourd'hui d'un certain manque d'efficacité des services publics.

L’eau ne sera jamais une affaire privée, mais bien un service public.

A peine investi président de la République de Bolivie, en janvier 2006, le socialiste Evo Morales créé le ministère de l’Eau sur cette promesse de campagne. Au même moment, le Français Suez-Lyonnaise des eaux négocie son départ du pays, après avoir géré pendant presque 9 ans les eaux de La Paz et de sa banlieue El Alto.

En signe de ralliement du côté des usagers, l’Etat place Abel Mamani, syndicaliste, président de la Fejuve-El Alto (fédération des comités de voisinage de la ville d’El Alto) et meneur de la lutte pour la re-municipalisation, à la tête de ce nouveau ministère.
Après l’énorme révolte de Cochabamba, appelée Guerre de l’eau, en 2000, et celle de La Paz-El Alto, une chose est sûre : la Bolivie n’est pas près de laisser de nouveaux billets étrangers tremper dans ses eaux.

Un premier conflit à Cochabamba : +35% d’augmentation

A la fin des années 1990, la Banque mondiale presse la Bolivie d’ouvrir son marché des eaux aux investisseurs étrangers. But officiel : améliorer la gestion et les services. A l’époque, Samapa est l’entreprise publique chargée du système d’approvisionnement et d’assainissement des eaux de La Paz, capitale économique de 845 000 habitants (en 2006) et de sa banlieue El Alto, qui l’a récemment dépassée en nombre d’habitants, à majorité indigène et pauvre.

Selon Sébastien Hardy, chercheur à l’IRD (Institut de recherche pour le développement) en Bolivie, la SAMAPA fonctionne alors très mal :

La qualité de l’eau était médiocre, la pression dans le réseau soit trop forte, provoquant des ruptures de canalisations et des dégâts des eaux, soit trop faible, interdisant l’approvisionnement d’une partie des populations situées dans la zone de couverture du service.

La ville cède alors et signe, en 1997, un contrat de 30 ans avec Aguas del Illimani, propriété de Suez-Lyonnaise des eaux.

A Cochabamba, troisième ville du pays, un appel d’offres est lancé en 1999 pour répondre à l’injonction de la Banque mondiale, qui refuse à la Bolivie un allègement de 600 millions de dollars de dette si elle ne privatise pas le système de distribution d’eau de la ville. L’entreprise publique locale, la SEMAPA, n’a de toute façon plus les moyens de prendre en charge une population de plus en plus nombreuse en raison de l’exode rural de la région de l’Altiplano, et cherche des solutions.

Hugo Banzer, alors président du pays et ancien dictateur des années 1970, signe donc, en septembre, le rachat pour quarante ans des eaux de Cochabamba avec Aguas del Tunari, un consortium international contrôlé par la société américaine Bechtel.

Conséquence immédiate : une hausse des tarifs du mètre cube et de celui du raccordement à l’eau potable, causant un bond moyen de 35% sur les factures d’eau. Pour certains abonnés, la flambée atteint même 300% d’augmentation ! Le système de distribution reste médiocre, avec moins d’heures de débit par jour dans plusieurs parties de la ville.

Un raccordement à l’eau ? Trois mois de salaires

En avril 2000, la réaction des Cochabambinos est explosive. Syndicats et habitants excédés descendent dans la rue. Le 8, au terme d’une semaine de blocages et d’affrontements avec les forces de l’ordre, qui cause notamment la mort d’un manifestant de 17 ans, la firme renonce et réclame 25 millions de dollars pour rupture de contrat et perte sur investissements.
Pour Ramiro Saravia, membre du réseau d’activistes Tinku1 et acteur de [en] la guerre de l’eau, cet épisode marque un vrai tournant politique :

La guerre de l’eau constitue le début du processus de changement que vit la Bolivie et il y a depuis un esprit de lutte pour défendre les ressources du pays.

Les habitants de l’agglomération de La Paz s’inspirent de ce premier conflit quand ils commencent, en février 2003, à contester les prix pratiqués par Aguas del Illimani. A ce moment-là, le raccordement à l’eau potable est facturé 155 dollars par foyer, soit l’équivalent de trois salaires minimum mensuels.

Début 2005, plusieurs jours de blocage des routes autour de la capitale poussent Suez à se retirer, moyennant là aussi compensation financière, de 5,5 millions de dollars. Les négociations avec le nouveau gouvernement perdurent et c’est en janvier 2007 que le groupe français quitte définitivement la Bolivie. Une société anonyme sous contrôle public est alors créée pour reprendre les eaux de l’agglomération : EPSAS (Entreprise publique et sociale d’eau et d’assainissement).

Pour Franck Poupeau, sociologue et chercheur à l’Institut français des études andines (IFEA) en Bolivie, ce deuxième mouvement est à relativiser :

Avec l’eau, les habitants de La Paz et El Alto voyaient bien les dysfonctionnements, mais la révolte contre la privatisation est autant une affirmation politique,2, qu’une revendication d’accès à l’eau.

Le géographe Sébastien Hardy ajoute qu’il ne s’agit pas vraiment d’une bataille idéologique contre la privatisation, mais d’une lutte pour les services urbains :

Ce que les habitants d’El Alto reprochaient à Suez, c’est le coût du raccordement à l’eau potable. Que l’entreprise qui gère le réseau soit publique ou privée n’a pas tellement d’importance à leurs yeux.

Pourcentage de foyers disposant de l'eau potable par canalisation dans l'agglomération de La Paz

“Suez a formé des techniciens compétents”

Maintenant que Cochabamba et La Paz-El Alto ont été rendues au service public, le système fonctionne-t-il mieux ? A Cochabamba, des voix s’élèvent toujours.

Au lendemain de la guerre de l’eau, une majorité d’habitants espérait ne pas laisser l’eau aux instances municipales mais, en vertu du principe selon lequel elle est un bien public, avoir directement sa part dans sa gestion. Selon Ramiro Saravia, l’affaire est aussi liée aux croyances locales :

Les usagers ne sont pas satisfaits du nouveau service car ils ont conscience que l’eau appartient à la Terre-Mère, la Pachamama. Ce que voulait le peuple, c’était réaliser l’autogestion, avec la participation et le contrôle des organisations sociales.

Sans compter que le président Morales a fait inscrire l’eau comme droit humain dans la nouvelle constitution, en 2009, et organisé en avril 2010, dans cette ville symbolique qu’est devenue Cochabamba, un contre-sommet de Copenhague au cours duquel il a demandé à la communauté internationale la reconnaissance de l’accès à l’eau comme droit fondamental. Ramiro Saravia :

Aujourd’hui Semapa est gérée par de petits groupes d’élus, il n’y a aucune transparence et pas de réelle efficacité. Certains quartiers tentent de résoudre leurs problèmes grâce à des ONG étrangères.

Autre exemple de débrouille : créer son propre système hydraulique. La zone sud de la ville n’est toujours pas raccordée à un réseau d’adduction, privant d’eau potable près de 250 000 habitants. Ici, des familles qui ne peuvent pas payer une centaine de dollars pour une connexion au réseau, se sont rassemblées pour former des comités de l’eau, décidant de mettre leur savoir-faire et leurs économies en commun. Sous de grandes dalles de béton se trouvent des réservoirs remplis chaque jour par des camions-citerne ; l’eau est ensuite acheminée jusqu’aux maisons par des canalisations installées par les habitants eux-mêmes. En 2008, 150 comités de l’eau couvraient la moitié de la population de la zone sud.

Évolution du raccordement au réseau d'assainissement

A La Paz et El Alto, en revanche, si certaines zones ne bénéficient toujours pas d’un service d’accès à l’eau potable ni du tout-à-l’égout, l’arrivée d’Epsas semble avoir apaisé les tensions. “L’amélioration n’est pas tellement frappante, note Franck Poupeau, si ce n’est que les prix du raccordement ont été revus à la baisse.” Ce qui fait la différence, selon lui, c’est la gestion :

Elle est devenue plus sociale, il y a plus d’investissement en faveur des quartiers pauvres.

A cela s’ajoute une reprise en main effectuée dans la continuité : “On peut lui reprocher beaucoup de choses, mais le côté très positif de Suez, c’est qu’elle a formé les techniciens, qui sont maintenant aussi compétents que ceux d’une entreprise du nord, dit Sébastien Hardy. Techniquement ça fonctionne bien.”

Quel que soit l’état de leur réseau et des services, les villes de Cochabamba et La Paz ne font pas chuter les chiffres nationaux, puisque, selon le ministère de l’Environnement et de l’Eau, la couverture en eau potable en Bolivie croît avec régularité.

Évolution du raccordement au réseau d'eau potable

La privatisation : un accord perdant-perdant ?

Quand bien même un futur gouvernement serait de nouveau tenté par l’expérience de la privatisation, pas sûr que les investisseurs étrangers se bousculent au portillon. En résistant avec autant de force et de détermination, la Bolivie a aussi acquis la réputation d’un pays avec lequel la négociation est ardue. De plus, si Bechtel et Suez-Lyonnaise des eaux ont mis en avant leurs réalisations en faveur de l’amélioration des systèmes de distribution, aucune des deux ne peut assurer y avoir gagné en pariant sur la Bolivie. C’est en tout cas l’analyse de Franck Poupeau :

Suez a fait un effort technologique de réparations et de raccordement considérable dès son arrivée, mais mon hypothèse, c’est que dès l’an 2000, elle s’est rendue compte qu’elle ne pourrait jamais être rentable et a commencé à se désengager.

En effet, les résidents de La Paz et El Alto, des urbains qui n’ont pas de terres à cultiver, consomment très peu d’eau par an. D’autres n’ont même pas les moyens de payer un raccordement. Pour Sébastien Hardy, sans gros investissement de l’Etat, aucune entreprise, privée ou publique, ne peut être rentable. En ce moment, EPSAS raccorde ses usagers à perte. Pas de troisième épisode de la guerre de l’eau en vue, donc. Boliviens et investisseurs sont au moins d’accord sur ce point.


Crédits photos et illustrations:
Carte de La Paz: pourcentage de foyers disposant de l’eau potable par canalisation par ©Sébastien Hardy
Graphiques du Ministère de l’eau et du climat
Via Flickr, 10 years anniversary of Cochabamba water wars by Kris Krüg [cc-by-nc-sa]: photo 1 ; photo 2 ; photo 3

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Image de Une réalisée par Loguy /-)

Retrouvez l’application PRIX DE L’EAU: OPÉRATiON TRANSPARENCE, une enquête collaborative réalisée par OWNI avec la fondation France Libertés et 60 millions de consommateurs.

Retrouvez notre dossier sur l’eau :
  1. La Red Tinku (réseau Tinku) se définit comme un mouvement social, interculturel, écologique, politique, éducatif et libertaire qui travaille en réseau avec d’autres groupes et associations pour le changement de la société. Créé en 1998, il fonctionne en auto-gestion et a pour vocation de changer la société. []
  2. à l’approche de l’élection présidentielle, ndlr []

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