OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Le crime ne doit pas payer http://owni.fr/2012/04/05/le-crime-ne-doit-pas-payer/ http://owni.fr/2012/04/05/le-crime-ne-doit-pas-payer/#comments Thu, 05 Apr 2012 14:04:46 +0000 Jean-Paul Jouary http://owni.fr/?p=104970

Tout ce qui est injuste est un obstacle à la liberté

- Kant

Le 18 février 1976, au Journal télévisé de 20 heures, sur la première chaîne, le présentateur Roger Gicquel apparaissait avec ces mots terribles : “La France a peur”. Ce jour-là avait été découvert un horrible meurtre d’enfant, et ces quatre syllabes devenaient aussitôt l’accompagnement verbal d’un sentiment d’insécurité. On oublie trop souvent d’ajouter que le présentateur avait poursuivi en mettant en garde ceux qui se laisseraient abandonner à ce sentiment.

Cliquer ici pour voir la vidéo.


C’est ainsi qu’un fait divers, certes horrible, tendait à concrétiser les angoisses de celles et ceux qui subissaient une baisse de niveau de vie et les premières restructurations industrielles et découvraient autour d’eux une délinquance devenue soudain insupportable. Le philosophe Claude Lefort montrait quelques années plus tard que dans de tels contextes, en démocratie, ceux qui souffrent le plus développent,

le phantasme du peuple-un, la quête d’une identité substantielle, d’un corps social soudé à sa tête, d’un pouvoir incarnateur, d’un État délivré de la division.

Je l’avais rappelé dans ma chronique du 12 janvier dernier : “L’idéal d’une démocratie sans le peuple . Alors, si d’irresponsables politiques en banalisent les expressions idéologiques comme Le Pen hier et bien d’autres aujourd’hui, les plus bas réflexes sécuritaires et xénophobes peuvent enfler et empoisonner les pensées et les actes d’un nombre croissant de citoyens.

Les crimes terrifiants de Montauban et Toulouse ont fait irruption dans cette campagne présidentielle alors que depuis plusieurs années des mots et des actes chargés de haine ont étendu au sommet de l’État la haine de l’autre que la tradition avait réservée à l’extrême droite raciste.

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Les Roms, les Africains, les originaires d’Afrique du Nord, de petites phrases vulgaires et mesures et lois discriminatoires, subissaient déjà une atmosphère indigne de toute culture humaine digne de ce nom. Dans ce contexte, en pleine campagne, dans cette tourmente des mots qui ne sont jamais seulement des mots, l’assassin a massacré ses sept victimes.

Nous avons alors appris de Marine Le Pen et de l’actuel Président de la République que la France subissait le déferlement apocalyptique de vagues géantes d’immigrés, véritable tsunami chargé de meurtriers en puissance menaçant nos enfants, charriant de la viande hallal menaçant nos assiettes, des légions de religieux islamistes prêchant le terrorisme.

Des immigrés en général, d’ “apparence musulmane” ou non, expression hallucinante inventée pour l’occasion par un Français d’apparence présidentielle. Alors, de ce sommet de l’État tombé si bas qu’on ne l’appelle plus sommet que par habitude, des décisions sont aussitôt rendues publiques. La loi comme gesticulation électorale en réponse à des événements particulier ? Il est temps de rappeler ce que l’on appelle une loi.

Montesquieu remarquait certes que plus un État est autoritaire, moins il a besoin de lois, et que c’est le propre de la démocratie de les multiplier au contraire, non pour encadrer les citoyens, mais pour les libérer de l’arbitraire, les rendre égaux devant des règles communes, garantir leur liberté. Certes, les événements n’y sont pas pour rien : tout cas particulier qui échappe aux lois telles qu’elles sont suscite le besoin d’y inclure des dispositions adaptées aux réalités nouvelles.

Portrait de Montesquieu (1689-1755)

Ce qu’on appelle la “jurisprudence” répond à cette exigence, et celle-ci entre dans le processus historique des lois nouvelles. Celles-ci ne tombent jamais du ciel. Le plus souvent, c’est d’ailleurs une suite de conflits qui manifestent le sentiment grandissant des citoyens d’être à l’étroit dans les lois existantes, et qui créent la nécessité et la possibilité de lois plus larges, qui étendent la liberté de tous.

C’est cette contradiction permanente entre notre besoin de respecter les lois en place et notre besoin d’y résister toujours qu’Emmanuel Kant appelait l’ ” insociable sociabilité “ à la fin du XVIIIème siècle. En ce sens, les réactions présidentielles aux crimes récents sont l’exact contraire de cette idée libératrice de Kant, car en stigmatisant une partie des citoyens elles menacent la liberté de tous.

Le même Kant ajoutait que ” tout ce qui est injuste est un obstacle à la liberté “. En effet, nous n’avons besoin de lois que pour nous protéger de ce qui menace notre puissance de vivre, d’agir, de penser. Une loi pour être juste ne doit viser que cette protection de chacun contre les obstacles à sa liberté. D’où la belle définition de Kant, pour qui le droit n’assure la liberté qu’ ” en tant qu’obstacle à ce qui fait obstacle à la liberté “. Il est temps de rappeler ces quelques principes de la Philosophie des Lumières, que la France s’enorgueillit d’avoir contribué à rendre universels. De rappeler par exemple aussi ce que Diderot écrivait dans son article ” Autorité politique “ de l’Encyclopédie :

Il n’est d’autorité et de sécurité véritables dans une République soucieuse de légitimité,  ce n’est pas l’État qui appartient au prince, c’est le prince qui appartient à l’État.

Et Diderot ajoutait :

La flatterie, l’intérêt particulier et l’esprit de servitude sont l’origine de tous les maux qui accablent un État, et de toutes les lâchetés qui le déshonorent.

Quelques principes parmi d’autres, non pas totalement absents mais beaucoup trop rares dans cette campagne présidentielle.

En 1976, le journaliste qui avait dit “la France a peur” avait eu raison d’ajouter aussitôt qu’il serait grave de s’abandonner à cette peur. En 2012, l’empressement de certains à inviter à un tel abandon montre que si les crimes de Montauban et Toulouse n’avaient pas existé, il aurait fallu les inventer. Qui peut dire aujourd’hui à quoi mènera cette irresponsabilité ?

Le crime a existé, dont la monstruosité nous rappelle tous à nos devoirs de justice, de légitimité et de fraternité.

NB : Lire Kant, son petit livre qui reste essentiel, intitulé Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, et aussi sa Doctrine du droit, même si certaines thèses du philosophe prussien vieillissant portent la marque du temps. Lire aussi l’Article ” Autorité politique “ de l’Encyclopédie, signée par Denis Diderot. Lire enfin de L.Borelli, La France a peur, aux Editions de la Découverte, intéressante analyse de la formation du sentiment d’insécurité dans la France des dernières décennies.


Portrait de Montesquieu par (inconnu)/École française [Domaine public], via Wikimedia Commons ; texture par Temari09 (cc) via Flickr

Pas de poster-citation ce mois-ci dans les chroniques de Jean-Paul Jouary… Après le départ de Marion Boucharlat vers de nouvelles aventures, et en attendant l’arrivée de son remplaçant… /-)

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L’école des candidats http://owni.fr/2012/02/23/l%e2%80%99ecole-des-candidats/ http://owni.fr/2012/02/23/l%e2%80%99ecole-des-candidats/#comments Thu, 23 Feb 2012 17:41:42 +0000 Jean-Paul Jouary http://owni.fr/?p=99545

Citation : Kant : « Il faut procéder socratiquement dans l’éducation »

La question de l’école monte en puissance dans la campagne des candidats à l’élection présidentielle. Dans certains cas, elle est présentée comme un coût qui demeure trop élevé ; dans d’autres comme un véritable investissement social et humain qu’il convient de remettre à niveau. Dans certains cas on lui reproche de ne pas orienter assez tôt des enfants dont on sait qu’ils ne seront jamais doués pour des études longues ; dans d’autres cas on lui reproche d’avoir abandonné le combat pour donner à chaque enfant la possibilité d’épanouir son potentiel culturel et d’accentuer toutes les inégalités.

Dans certains cas on se soucie de former pour la plus grande partie des enfants des capacités à entrer dans le monde du travail tel qu’il est, à côté de filières d’excellence ; dans d’autres cas on se soucie de développer pour tous les capacités d’apprentissage et de réflexion dont chacun aura besoin pour participer aux évolutions des connaissances et des techniques, mais aussi dans sa vie citoyenne et personnelle. Dans certains cas l’école est un domaine qui passe après la sécurité, l’accroissement des marges des entreprises, le contrôle des étrangers et des chômeurs ; dans d’autres cas elle est présentée comme la priorité humaine et sociale devant toutes les autres questions. Chacun a tout loisir de situer les divers candidats dans ces alternatives.

Mais derrière ces clivages il se pourrait que l’on trouve aussi plusieurs manières de concevoir le statut même de l’éducation. Ainsi les dernières années ont-elles vu se multiplier, à travers des réductions de moyens humains, une série de mesures qui affectent les contenus éducatifs selon une logique extrêmement cohérente. Sous la présidence précédente, la dissertation littéraire avait été marginalisée, puis le statut même de l’enseignement philosophique fut violemment attaqué et ne dut sa survie qu’à une riposte massive des enseignants concernés. C’est l’histoire qui ensuite subit les coups les plus durs, avec des programmes absurdes et la suppression pure et simple en classe de terminale scientifique. Ce sont les programmes économiques et sociaux qui furent ensuite les cibles explicitement idéologiques du MEDEF et du gouvernement.

Les langues dites « rares » (le Chinois par exemple ?), les langues dites « mortes », la dimension culturelle des langues vivantes, les options artistiques, bref, tout ce qui de près ou de loin est au cœur de la réflexion, de l’esprit critique, de l’épanouissement personnel, de la créativité, est ouvertement et activement attaqué, les horaires réduits, les postes supprimés, le travail en demi classe annulé. Comme le Président l’avait ironiquement déclaré, on peut vivre sans avoir lu La princesse de Clèves, et ceux qui veulent faire du latin ou du grec peuvent se payer des cours particuliers.

Il y aurait ainsi un objectif assigné à l’école : former des capacités à exécuter des gestes et opérations programmés, et au mieux à développer des techniques déjà existantes. Pour cela, point n’est besoin d’enseignants bien formés, point n’est besoin d’effectifs permettant le dialogue, et dans bien des cas des logiciels et questionnaires d’évaluation peuvent faire l’affaire. Pour le reste, c’est-à-dire pour former les futures « élites » dirigeantes en tous domaines, la mise en concurrence des établissements, les désectorisations, le développement du privé, l’investissement dans quelques grandes écoles, deviendront des modèles d’apprentissage culturel de haut niveau. Et cette toute cette logique qui permet les suppressions de postes et de moyens matériels et humains, tandis que c’est une tout autre logique qui justifie la progression quantitative et qualitative de ces moyens, non pas malgré la crise, mais en raison de celle-ci, et pour en sortir. Et c’est derrière cette alternative que l’on trouve une question philosophique essentielle.

L’école doit-elle offrir des contenus à apprendre, c’est-à-dire à prendre tels qu’ils sont ? Ou bien l’école doit-elle, à travers l’enseignement de ces contenus, inviter à apprendre en apprenant à apprendre et à comprendre, ce qui suppose que chaque élève développe en lui une culture critique et active qui l’associe en profondeur aux événements pédagogiques ? Certes, toute éducation est bien forcée de lier ces deux dimensions, mais qui ne voit que la seconde devient une exigence croissante, à mesure que s’accroît la vitesse du mouvement des sociétés ? Cela ne fait que rendre plus évidente une idée qu’à la fin du XVIIIème siècle le philosophe Emmanuel Kant avait déjà bien cernée. S’il remarquait que chaque génération a la tâche d’éduquer la suivante, il ajoutait aussitôt :

Il faut procéder socratiquement dans l’éducation.

Socratiquement, c’est-à-dire en ne se contentant pas de montrer un chemin et en vérifiant que l’élève le prend bien, mais en l’associant à la découverte du bon chemin, par la mise en contradiction de plusieurs chemins possibles, par l’intériorisation non pas de réponses toutes faites, mais de réponses venant satisfaire l’embarras de questions déjà intériorisées. L’éducation solide passe ainsi par l’erreur, l’étonnement, la rectification, le plaisir de découvrir enfin une réponse satisfaisante. Par la remise en questions de ce qui semble être une réponse.

Vingt cinq siècles après le dialogue socratique, Gaston Bachelard résumait ainsi cette essence de la culture :

Deux hommes, s’ils veulent s’entendre vraiment, ont dû d’abord se contredire. La vérité est fille de la discussion.

C’est ce que détruit l’obsession actuelle de l’ “évaluation” dès l’école primaire. Mais que mesure-t-on ? Par rapport à quoi prétend-on évaluer ? Selon quelles finalités ? Le physicien théoricien Jean-Marc Lévy-Leblond a bien raison de souligner à propos des sciences qu’on ne peut les enseigner vraiment sans accorder “autant d’importance à la compréhension du savoir qu’à sa production” ; la mathématicienne Stella Baruk a bien raison de souligner à propos de l’enseignement des mathématiques qu’il est le plus souvent vécu comme la “récitation d’un catéchisme formel et rituel”, une “langue inaccessible à l’entendement”, un ” savoir achevé” qui plonge les élèves dans un “vide conceptuel”. Cela signifie que les enseignements scientifiques aussi exigent une révolution qui les fasse pleinement contribuer à l’épanouissement critique et les associent enfin à des formes de plaisir intime. On cessera peut-être alors de déplorer rituellement la crise des vocations pour les études scientifiques.

Allons plus loin : en perpétuant cette forme positiviste d’apprentissage des matières scientifiques, et en l’érigeant en modèle d’enseignement de toutes les disciplines, on habitue insidieusement dès le plus jeune âge à considérer que les vérités sont toujours “déjà-là”, extérieures à la pensée critique comme à l’histoire humaine. Alors les Experts et Princes qui nous gouvernent peuvent venir dans les médias, bomber le torse en proclamant que leur politique est la seule possible, que le peuple ne la comprend pas, et que la “science” économique comme la “science” politique décident de ce qui doit être et de ce qui ne peut pas être. Même si les citoyens en rêvent. Cela donne une belle actualité à ce que le Nobel Ilya Prigogine et la philosophe Isabelle Stengers écrivaient il y a quelques années :

Il est devenu essentiel que science et démocratie inventent une nouvelle forme de dialogue.

Écoutons bien : chaque candidat veut une école en cohérence avec ce qu’il veut pour la société.

N.B : A lire, de Kant, les Réflexions sur l’éducation ; de Gaston Bachelard, La philosophie du non ; de Stella Baruk, L’âge du capitaine – de l’erreur en mathématiques ; de Jean-Marc Lévy-Leblond, par exemple, L’esprit de sel ; d’ Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, par exemple, Entre le temps et l’éternité. Et, si j’ose, Enseigner la vérité ? que je publiais il y a quelques années.


Poster-Citation par Marion Boucharlat pour Owni ; illustration par Essence of a dream (CCbync) ; L’École d’Athènes par Raphaël [Public domain], via Wikimedia Commons

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