OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Terrorisme islamiste: la France en trompe-l’oeil http://owni.fr/2011/04/23/terrorisme-islamisme-la-france-en-trompe-loeil/ http://owni.fr/2011/04/23/terrorisme-islamisme-la-france-en-trompe-loeil/#comments Sat, 23 Apr 2011 14:00:33 +0000 Olivier Tesquet http://owni.fr/?p=58776 Comme chaque année, Europol, l’office de police européen, a mis en ligne son rapport [PDF] [EN] sur le risque terroriste dans l’Union. Quelques mois après les déclarations tonitruantes de Bernard Squarcini, le patron de la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI) – il affirmait que la menace d’une attaque kamikaze “[n'avait] jamais été aussi grande” – la situation a-t-elle évolué ? “La France championne des arrestations antiterroristes”, titrait Le Figaro mercredi 20 avril, sur une tonalité résolument moins alarmiste :

La France a réalisé à elle seule plus de la moitié des arrestations d’islamistes radicaux en Europe en 2010: 94 interpellations sur 179 au total. Ce qui en fait, en quelque sorte, le premier rempart contre cette menace sur le territoire de l’Union.

Dans les faits, c’est une réalité confirmée par les chiffres. Mais le nombre d’interpellations est-il le meilleur référent pour évaluer l’efficience des moyens mis en œuvre par les autorités françaises ? Sur les tableaux fournis par Europol, on constate que la France mène la danse, avec pas moins de 219 arrestations en 2010. L’Espagne arrive en deuxième position, avec 118 cas, et l’Irlande, troisième du classement, n’a arrêté “que” 62 terroristes présumés, soit 3,5 fois moins que la France.

Dans le tableau ci-dessus, on réalise le poids des islamistes dans le total français, puisqu’ils représentent le deuxième contingent, derrière les séparatistes. On peut en tirer deux enseignements:

  • Comme le montrent les premières analyses du rapport, il faut prendre en considération la part de l’extrême-gauche et des mouvements indépendantistes ou autonomistes dans le terrorisme européen. Et il s’agit même du fait le plus saillant. L’année dernière, en recensant les terroristes incarcérés sur le sol français pour Slate.fr, j’avais déjà remarqué le poids des groupuscules régionaux, très éloigné de la typologie monomaniaque du “risque islamiste”.
  • Qu’en est-il du nombre de poursuites effectives? C’est ce que j’ai essayé de regarder en construisant l’histogramme ci-dessous, qui confronte le nombre d’interpellations, mis en avant dans les médias, au nombre de dossiers instruits par la justice. Pour plus de lisibilité, j’ai circonscrit le champ de l’analyse aux cinq pays “leaders” en la matière : l’Espagne, la France, l’Italie, le Royaume-Uni et l’Irlande.

En regardant de plus près ce graphique, on voit tout de suite émerger le particularisme français. Si nous sommes effectivement les premiers à arrêter les islamistes radicaux présumés, nous sommes aussi le pays qui les remet le plus en liberté. Sur 94 arrestations en 2010, seuls 14 cas ont fini devant les tribunaux. Le chiffre est d’autant plus significatif que les données fournies par Europol comptabilisent les condamnations et les acquittements. Par ailleurs, la valeur absolue est parfois supérieure au nombre d’arrestations (c’est le cas pour l’Espagne), car certains individus sont poursuivis dans plusieurs dossiers.

Les terroristes séparatistes (notamment corses ou basques) affichent un ratio tout aussi contrasté, mais il faut prendre en compte le fait que de nombreux membres d’ETA arrêtés en France sont jugés en Espagne (123/26 pour la France, 104/155 pour l’Espagne). De là à penser que les autorités françaises font du zèle avec l’islamisme ?


> Article publié initialement sur le Datablog OWNI

> Crédits photo: Flickr CC sunnyUK

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Instaurer un débat critique à l’intérieur de l’islam http://owni.fr/2011/03/25/instaurer-un-debat-critique-a-linterieur-de-lislam/ http://owni.fr/2011/03/25/instaurer-un-debat-critique-a-linterieur-de-lislam/#comments Fri, 25 Mar 2011 11:24:18 +0000 Ousmane Ndiaye http://owni.fr/?p=53353 Vous avez rejoint le premier Appel « L’islam bafoué par les terroristes » puis le deuxième « Musulmans citoyens pour les droits des femmes ». Pourquoi ?

Tout d’abord, ce sont des positions que je défends depuis des années. En 1997, lors des attentats du Caire, j’avais affirmé publiquement que le terrorisme trahissait les principes de l’islam. Et votre premier Appel contre la violence et le terrorisme le réaffirmait. Idem pour le second. J’écris depuis 25 ans, année après année, livre après livre, qu’il faut, dans le monde musulman mais pas seulement, de sérieuses réformes concernant le statut des femmes pour aller vers l’autonomie et la fin des discriminations inacceptables.

Cet Appel doit être entendu. Contrairement à ce qu’on laisse entendre, il n’est pas seulement représentatif de ceux qui le signent, mais d’une grande majorité silencieuse de musulmans. Ce texte leur donne une voix, une présence. C’est fondamental.

Des musulmans ont refusé de signer. Argument souvent évoqué : cette démarche donne l’impression de se justifier…

Je comprends la logique de l’argument, mais j’en conteste la substance. Ne pas vouloir exposer sa pensée clairement, par la crainte de verser dans la justification, revient encore et toujours à se positionner par rapport à la perception de l’autre.

Ces deux Appels signifient qu’aujourd’hui, des musulmans, sujets de leur histoire, construisent leur propre discours et le rendent audible.

Les musulmans doivent se positionner à travers un discours affirmatif, déterminé et clair.

Il ne faut plus systématiquement se demander si cette démarche sera perçue comme de la justification vis à vis d’autrui, ou comme l’expression d’un malaise. Nous ne répondons à personne, mais sommes entrain d’affirmer des principes que nous considérons comme inaliénables.

Nos Appels défendent le fait de passer d’un statut d’objets à celui d’acteur…

Il faut cesser d’être les objets de la perception d’autrui pour devenir les sujets de sa propre histoire : des acteurs de la société qui contribuent à un meilleur avenir. Il faut s’engager dans tous les débats en évitant la position de victime et, surtout, ne jamais se positionner en tant que minoritaire, mais en tant que citoyen. Par exemple, l’Appel sur la question des femmes, tout en étant porté par des voix de citoyens musulmans, expose des valeurs qui doivent être mieux respectées par toute la société.

Vous avez plaidé, dans un essai, pour un féminisme musulman. Pourquoi pas un féminisme classique, également porté par des musulmanes ?

Ces deux positions ne sont pas exclusives, et donc pas opposées. Dans mon livre, les musulmans d’Occident et l’avenir de l’islam, j’aborde l’émergence d’un féminisme musulman.

Les luttes féministes, comme sociales, ont toujours une origine, un référent culturel (ou religieux). Elles viennent d’une société donnée.

C’est pourquoi j’appelle à l’émergence de voix féminines qui, à l’intérieur de l’islam, parcourent le chemin de la tradition pour en contester certaines lectures et produire un féminisme musulman.

Sans pour autant être isolé, particulier, ou distinct des revendications du féminisme de tradition occidentale… Il y a des domaines où l’on se retrouve complètement.

Les questions portées par votre Appel, comme l’accès à l’emploi, l’autonomie dans le mariage ou l’égalité salariale ne sont pas des combats islamico-islamiques. Les revendications peuvent provenir d’une pensée développée à partir d’une autre tradition, et se retrouver dans la lutte plus globale pour l’émancipation. Il faut agir contre les discriminations et les asservissements à partir, aussi, de ses référents d’appartenance.

Les femmes ont souvent été les perdantes des révolutions du point de vue de l’évolution de leurs droits. Dans l’issue des révolutions populaires arabes, comment voyez-vous cette question ?

D’abord, il faut dire qu’aussi bien en Tunisie, en Égypte, à Bahreïn, ou encore au Yémen, les femmes sont dans ces processus de révolutions populaires. Elles les portent. Il faut saluer et encourager cette position. Maintenant, comme dans toute révolution, des espérances et des risques demeurent. Notamment, celui de se retrouver face à un repli conservateur où les droits des femmes reculeraient.

Il faut se rendre compte que, non seulement, ces révolutions ne sont pas gagnées d’un point de vue global, mais qu’il faut être vigilant et accompagner les processus d’autonomisation des femmes.

La situation actuelle dans ces pays est le miroir révélateur d’un discours occidental sur le monde arabe : soit les islamistes, soit les dictateurs.

Et tout à coup, des hommes et des femmes descendent dans la rue, se battent pour des valeurs que l’on défend et chérit, ici. Un autre type de discours émerge, pour se rassurer, affirmant que « ces mobilisations n’ont rien avoir avec l’islam ». Mais attendez, ces femmes et hommes, sont majoritairement musulmans ! Quand ils demandent la liberté, ils ne le font pas contre l’islam. Au contraire, ils nomment certaines valeurs de leur propre compréhension de l’islam.

Regardons aussi ces révolutions comme l’expression de citoyens qui, sans renier leur appartenance majoritairement musulmane, demandent, au fond, les mêmes principes que beaucoup d’autres.

Marine Le Pen a décidé de placer le « danger musulman » au cœur de la propagande du Front National. Une stratégie qui semble efficace. Comment l’expliquez-vous ?

Par les mêmes raisons qui, dans les autres pays européens, voient l’émergence de tendances populistes : l’échec ou l’absence d’une vision sociale. En France, le manque de projet social de la gauche, l’échec du Président actuel, et l’absence de vraies réponses après les émeutes de banlieues, ont mis au centre du débat les slogans populistes. Un débat sur l’identité nationale, puis sur l’islam. On s’aperçoit qu’on a utilisé le mauvais mot, donc, on le nomme « débat sur la laïcité ». Le parti au pouvoir a accepté de normaliser les thèses populistes établies selon quatre caractéristiques :

  • La première, des réponses simplistes à des questions complexes.
  • La deuxième, un mode binaire de la pensée. Il y a « nous » et « eux ». Dans « nous », les Français de « souche » et dans « eux », les « pas encore vraiment Français ».
  • La troisième, que j’appelle la politique émotionnelle, entretient la peur pour gagner des voix électorales, faute de politiques sociales.
  • Et la quatrième, le discours victimaire, avec deux axes. La rengaine de Marine Le Pen : « personne ne nous aime dans la classe politique, nous sommes attaqués de toutes parts ». Et « les Français sont victimes de ces immigrants qui viennent nous coloniser ».

Ces quatre caractéristiques sont entrées au centre du débat. Ainsi, elles ont été normalisées. C’est la conséquence de la pauvreté, de l’indigence du débat politique français. Dans l’histoire récente de l’Europe, ce n’est pas une première. En Suisse, l’UDC mène la danse à coup de slogans xénophobes. Très proche de Marine Le Pen, il est devenu le premier parti du pays, avec des scores autour de 29%. En France, les sondages donnent aujourd’hui le FN à 23%.

Face à cette montée de l’extrême droite, le Président Sarkozy donne la pire réponse : il critique le FN, tout en produisant exactement le même discours. En fait, Marine Le Pen a raison quand elle dit « continuez comme ça, je vais faire 27% ». La classe politique n’a pas de propositions valables pour contrer le Front National.

Donc de vraies problématiques existent mais demeurent très peu traités ?

Nul ne peut nier que certaines des questions posées sont réelles. C’est la manière qui est en cause. Par exemple, les prières dans la rue, le vendredi, sont un problème. Il faudrait s’interroger sur la situation et la place des lieux de cultes autonomes et indépendants en France, au lieu de transformer la problématique en peur de type « les musulmans nous envahissent ».

La force des populistes, c’est de prendre des anecdotes vraies, des situations potentiellement existantes, et de construire dessus un discours de la peur, à la fois simpliste et mobilisateur.

L’islamophobie n’est plus l’apanage originel de la droite. Certaines franges de la gauche dérivent et s’y retrouvent en exaltant quelques-uns de leurs grands combats. Par exemple, comment passe-t-on d’une défense de la laïcité à Riposte Laïque ?

C’est le même mécanisme que l’extrême droite. On part de questions réelles que l’on transforme en idéologie émotionnelle, permettant de stigmatiser une population. Riposte Laïque est un regroupement de dogmatiques. Leur vision du pluralisme est unique. Pour eux, la seule façon d’être dans la diversité, c’est de l’être à leur façon. D’où la stigmatisation et le racisme institutionnel.

L’instrumentalisation et le harcèlement politico-médiatique poussent les musulmans à s’afficher comme un bloc commun. Jusqu’à être dans des solidarités absurdes. L’immense majorité des musulmans rejettent le voile intégral, mais font tout de même bloc.

C’est aussi une stratégie ! Quand vous avez en face de vous des populistes qui, régulièrement, utilisent des signes et des symboles pour vous stigmatiser, cela aboutit à un front commun de résistance. Finalement, toutes vos capacités à participer et gérer le débat sont noyées dans la nécessité première de s’opposer à l’attaque. Donc, on s’unifie « contre », en oubliant la diversité et la richesse qu’il y a « entre ».

C’est un réflexe naturel de défense mais qu’il faudrait éviter. Nous ne pouvons en rester à un discours « contre ». Il ne faut pas une union réactionnelle, mais instaurer un débat critique, interne et constructif, malgré l’atmosphère générale qui pousse à se refermer. Nous devons gérer la diversité à l’intérieur de l’islam pour construire quelque chose de positif.

Comment déconstruire le cliché du « musulman modéré » qui accrédite implicitement la thèse des fondamentalistes en laissant entendre que l’islam est un extrémisme ?

Dans un article publié aux États-Unis, « Bons musulmans, mauvais musulmans » [en], je démontre finalement que le « modéré » est une figure socialement et politiquement construite. Le musulman « modéré» convient à celui qui le désigne. A la limite, c’est celui qui n’a pas d’opinion politique. Cette construction signifie que l’islam, intrinsèquement, mènerait à la radicalité et au soutien à la violence. Pour cette raison, il est important que les musulmans se réapproprient la façon dont ils sont présentés. C’est à eux, finalement, que revient cette responsabilité.

Au fond, le réformisme est le courant dominant qui traverse cette religion. Maintenant, aux musulmans d’utiliser le bon vocabulaire et de déterminer les définitions. Quand vous êtes sujets de votre histoire, vous êtes sujets de votre discours. Il appartient aux intellectuels et leaders d’opinions musulmans de produire un autre discours. Ces dernières années, nous évoluons dans ce sens.

Est-ce que l’émergence d’un islam d’Occident serait un antidote au fondamentalisme?

Il n’y a qu’un seul islam du point de vue des principes fondateurs. Tout le monde est d’accord. En même temps, je dis qu’un islam occidental existe, du fait de l’adaptation culturelle. Comme il y a un islam américain qui, tout en conservant des principes de pratiques universelles, s’est acculturé à la société américaine.

L’universalité de l’islam tient justement de cette capacité à maintenir des principes communs dans des cultures diversifiées. Aujourd’hui, avec ces évolutions, la question est de savoir comment résister à des lectures littéralistes et aux enfermements.

Votre réponse?

Le meilleur moyen, c’est de rester fidèle à une tradition en l’adaptant à sa culture et sa société. Sans aucun complexe. Le bien-être passe par la culture. La fidélité et le bien-être sont les meilleures armes contre la radicalisation. Une compréhension réduite de la fidélité et un malaise dans sa culture emmènent vers un islam de l’opposition.

Il faut savoir éduquer les hommes et les femmes à être fidèles aux principes, bien dans leur culture et sereins dans leur être et leur environnement. Le sentiment d’appartenance à sa société est une dimension fondamentale pour participer à son évolution. C’est que j’appelle le passage à la post-intégration. C’est l’ère de la contribution.

Sous le vocable d’islamisme, on range le terrorisme comme l’islam politique. Comment expliquez-vous cet amalgame ?

L’islam politique présenté comme un tout monolithique est une aberration. Cela n’existe que dans le fantasme de certains intellectuels. Quand vous avez à la tête de l’État saoudien des gens qui disent « en islam il n’y a pas d’élections et pas de démocratie », c’est une position idéologique. Mais nos États n’ont aucune scrupule, ni aucune crainte à discuter avec cet islam politique saoudien. En fait, celui que l’on n’aime pas, c’est l’islam politique qui nous résiste : nos États les mettent donc tous dans un même paquet. Or, une vraie diversité existe. Cette simplification est révélatrice d’un discours très inculte en Occident ; même si le manque de clarté des courants islamistes alimente cette confusion.

Le péril islamiste post révolution arabe est-il une réalité ou une projection des peurs d’ici ?

Effectivement, il y a beaucoup de fantasmes, mais aussi une façon d’éviter d’affronter ses contradictions. Parce que, pendant trente ans, on a soutenu des dictatures immondes. Dans cette crainte, il y a aussi le refus de voir dans les peuples arabes la capacité d’aller vers la démocratie.

Et je remarque que toutes ces révolutions se sont faites sans que ces peuples ne produisent de discours anti-européen ou anti-américain…

Article initialement publié sur Respect Mag sous le titre : Tarik Ramadan “Résister à tous les enfermements”

Crédit Photo FlickR CC : anw.fr / Phil Beard /srizki

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Amnésie européenne http://owni.fr/2011/02/25/amnesie-europeenne-tunisie-egypte-revolution/ http://owni.fr/2011/02/25/amnesie-europeenne-tunisie-egypte-revolution/#comments Fri, 25 Feb 2011 11:00:12 +0000 Guillaume Mazeau http://owni.fr/?p=48271 Jamais la défiance envers les révolutions n’aura été si forte. En 1989, l’Occident avait salué l’émancipation des pays du bloc soviétique dans un concert de louanges. En France, où, par coïncidence, on commémorait le bicentenaire de la révolution locale, 1989 avait été, tout comme le « printemps des peuples » de 1848, salué à la lumière de 1789.

Aujourd’hui, la peur a succédé à la fête. Au-delà des éternels irréductibles, par principe favorables ou opposés à l’idée même de révolution, au-delà de ceux qui s’évertuent à voir dans les mouvements de 2011 la suite logique d’une « fin de l’histoire » commencée avec la révolution américaine de la fin du 18e siècle, beaucoup d’hommes politiques, d’intellectuels et d’experts occidentaux expriment leur malaise face aux révoltes et révolutions de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient. Pour beaucoup, la chute des régimes risque de libérer un islamisme jusqu’ici muselé, mais qui s’imposera tôt ou tard, instaurant des dictatures religieuses aux portes de l’Europe.

Le 11 septembre 2001 a irrémédiablement changé notre lecture de l’histoire. L’islamisme a remplacé le communisme comme principale force contrariant l’inévitable victoire planétaire de la démocratie libérale occidentale.

2011 est donc lu à travers le prisme de 1979… et de 1996, deux révolutions catastrophiques pour cette version occidentale de l’histoire mondiale. En 1978, la chute du Shah d’Iran avait, dès l’année suivante, laissé place à une violente contre-révolution islamiste. En 1996, à peine quatre ans après le départ des Soviétiques, les Taliban s’étaient imposé en Afghanistan, incarnant aussitôt l’ennemi numéro un de l’Occident.

Révolutions sans ou contre la religion ?

Il serait irresponsable de nier le risque de l’islamisme. Mais, comme le note Vincent Duclert, encore faut-il l’apprécier dans sa complexité et éviter les amalgames. Les risques ne sont pas les mêmes dans chaque pays. L’islam n’est évidemment pas incompatible avec la démocratie. Le précédent de l’AKP turc révèle combien l’islamisme modéré a changé. Pour le politologue Olivier Roy, l’Occident fait même un contresens total en voyant les peuples arabes comme autant de sociétés nécessairement promises à l’islamisme (« Comme solution politique, l’islamisme est fini », Rue89, 20 février 2011). En Égypte, la religion est une source de mobilisation politique : les plus grandes manifestations ont eu lieu les vendredis, jours de prière. En outre, comment oublier le rôle des Coptes dans les évènements de la place Tahrir, pourtant passé totalement inaperçu des Occidentaux ?

L’histoire aide en partie à expliquer que les révoltes et révolutions du Maghreb et Moyen-Orient soient ainsi amalgamées à des contre-révolutions islamistes. Dans les sociétés occidentales sécularisées, beaucoup sont convaincus qu’une vraie révolution se fait sans la religion, voire contre la religion. Prenant en exemple la Révolution française, certains pensent même que toute révolution réalisée avec la religion doit être disqualifiée ou niée dans sa réalité.

« Déchristianisation » imaginée

Ce gallocentrisme laïc n’est en réalité qu’une révision de l’histoire des révolutions occidentales de la fin du 18e siècle, dans lesquelles la religion fut toujours au cœur des débats. Dans les colonies américaines, nombre de patriotes étaient des puritains et des dissidents chassés d’Europe, se battant contre la tyrannie anglaise au nom de leurs convictions religieuses. En France, les réformateurs issus du jansénisme, des ordres mineurs, du bas clergé ou des protestants ont joué un rôle de premier plan dans la contestation de la monarchie absolue.

Contrairement aux assertions d’une partie des historiographies catholique ou républicaine laïque fustigeant ou célébrant la mémoire de la « déchristianisation », jamais la Première République française n’a combattu le catholicisme en tant que religion, mais plutôt comme force d’opposition politique. Dans les Pays-Bas autrichiens, l’activisme du séminaire de Louvain en 1786 et 1787, a quant à lui, joué un rôle bien connu dans la révolution brabançonne de 1789.

On pourrait multiplier les exemples : à la fin du 18e siècle, la démocratisation des sociétés occidentales, effectuée à l’occasion d’un cycle de révoltes et révolutions dont on aime à célébrer l’avant-gardisme séculier, ne s’est, à aucun moment, produite « contre » ni « sans » le christianisme, mais avec ses nombreuses réformes et déclinaisons, donnant naissance à des régimes plus (États-Unis) ou moins (France) influencés par lui.

L’incrédulité d’une partie des Occidentaux, en particulier des Français, à l’égard de la capacité des pays de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient à concilier la démocratie et l’islam, n’est donc pas seulement une nouvelle marque d’islamophobie. C’est aussi un curieux oubli de leur propre histoire.

Article initialement paru sur Lumières du Siècle, le blog de Guillaume Mazeau

Crédits Photo CC : Wikimedia Commons // FlickR Frédéric Poirot

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Frères musulmans: ces questions qui agitent l’Occident http://owni.fr/2011/02/17/freres-musulmans-ces-questions-qui-agitent-loccident/ http://owni.fr/2011/02/17/freres-musulmans-ces-questions-qui-agitent-loccident/#comments Thu, 17 Feb 2011 15:39:31 +0000 Pierre Alonso & Stanislas Jourdan http://owni.fr/?p=47107 Depuis le début des manifestations qui ont abouti au départ d’Hosni Moubarak, l’attention des médias occidentaux s’est portée sur les Frères musulmans (jamiat al-Ikhwan al-muslimin). Aujourd’hui plus que jamais, des inquiétudes se font entendre quant à un éventuel « danger islamiste » en Égypte.

La rédaction d’OWNI s’est penchée sur la question afin de mieux comprendre ce mouvement protéiforme en répondant à six questions:

Les Frères musulmans sont-ils diabolisés par les médias occidentaux?

Le 1er février dernier, Fox News mettait en lumière les liens entre plusieurs membres des Frères musulmans et Al Qaida afin de justifier l’appellation de “parrain d’Al Qaida” pour désigner la confrérie.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Ces allégations sont trompeuses. En effet, s’il est certain que des figures importantes des Frères musulmans telles que Ayman Al-Zawahiri se sont tournées vers Al Qaida, elles n’en approuvent pas pour autant les positions de la confrérie et n’en sont d’ailleurs souvent plus membres.

On trouve également un certain nombre d’erreurs factuelles dans les médias français. Dans un reportage de Arte titré “Les Frères musulmans en embuscade”, on nous apprend par exemple que les Frères musulmans auraient 88 députés, en omettant totalement de mentionner la déroute des dernières élections législatives. Rue89, de son coté, présente la confrérie comme une organisation violente dès l’origine, ce qui est historiquement faux.

Dans un autre registre, l’émission Mots croisés du 7 février est un exemple frappant de la manière dont les médias français tendent à exagérer les craintes vis à vis de la “menace islamiste” en Égypte. Dans cette émission peu réputée pour son populisme, l’animateur Yves Calvi aura pourtant réussi à diffuser une bonne dose d’inquiétudes par ses (très) insistantes questions sur la menace que constituerait les Frères musulmans. Cette obsession est d’ailleurs tellement flagrante que Arrêt Sur Images a pris la peine d’en faire une compilation vidéo qui vaut bien le détour – et nous évitera de longs discours :

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Les prises de position d’un certain nombre d’intellectuels médiatiques français  à l’égard de la révolution égyptienne peuvent également paraitre surprenantes. Dans une tribune virulente, le géopolitologue français Pascal Boniface dénonce successivement Alexandre Adler, Bernard Henri Levy et Alain Finkielkraut:

Curieusement nos trois vedettes médiatiques  s’inquiètent fortement de l’arrivée au pouvoir d’un mouvement intégriste religieux n’ont jamais rien dit contre le fait qu’en Israël un parti de cette nature soit membre depuis longtemps de la coalition gouvernementale. Le parti Shass un parti extrémiste religieux (et raciste) est au pouvoir en Israël avec un autre parti d’extrême droite celui-ci laïc et tout aussi raciste, Israel Beiteinu. (…) Les masques tombent. Nos trois intellectuels dénoncent un éventuel extrémisme en Egypte mais soutiennent celui au pouvoir en Israël.

Lorsque l’on s’intéresse d’un peu plus près au mouvement des Frères musulmans, on a l’impression d’un décalage entre l’image reflétée par les médias et la réalité des discours et de l’histoire du mouvement. Plutôt qu’une organisation extrémiste – à la limite du terrorisme – à laquelle on pensait naïvement avoir à faire au premier abord, on découvre petit à petit l’histoire beaucoup plus contrastée du mouvement. Ce sentiment se confirme d’ailleurs en discutant avec des égyptiens (lire sur OWNI le témoignage d’une française au Caire sur le sujet).

D’où viennent les Frères musulmans?

Le mouvement des Frères musulmans apparaît en 1928 dans Égypte coloniale. Son fondateur, Hassan Al-Banna entend symboliser une modernité islamique, mélange de références coraniques et de discours anti-coloniaux qui concurrencerait les idéologies européennes. L’idéal de justice sociale se mêle au ressentiment envers les Anglais qui confine parfois à la xénophobie. Une idée maintient le jeune groupe, alors très disparate : la société égyptienne s’est pervertie dans l’occidentalisation, il faut la ramener sur le droit chemin, islamique.

En lutte, parfois violente, contre le régime, les Frères musulmans sont réprimés. Al-Banna ne survit pas au mouvement qu’il a créé. Il est assassiné en 1949, soit trois ans avant la chute de la monarchie. Allié au leader nationaliste Gamal Abdel Nasser, les Frères musulmans participent à l’abdication du roi Farouk en 1952 et à l’établissement d’une république. Mais leur participation au nouveau régime est courte. L’entente de circonstance ne résiste pas aux dissensions fondamentales entre le projet nationaliste nassérien et le projet islamiste des Ikhwan (“frères” en arabe). La tentative d’assassinat de Nasser, attribuée à la Confrérie, signe la fin, brutale, de l’alliance. En 1954, le mouvement est dissous et interdit. Les membres qui ne sont pas arrêtés choisissent l’exil.

Qutb l’idéologue

C’est à partir de là que Sayyid Qutb, deuxième et sulfureux idéologue du mouvement, gagne en audience. Plus radical qu’Al-Banna, il prône une rupture complète avec le système politique en place. Al-Qaida se réclame d’ailleurs aujourd’hui des idées de Qutb, quitte à en modifier le contenu, alors que du coté des Frères musulmans, il ne fait pas l’unanimité. Le débat se poursuit même après son exécution par le pouvoir nassérien en 1966.

Sous Anouar El Sadate, président à partir de 1970, le mouvement connait une nouvelle scission. Auteur des accords de paix avec Israël en 1979, Sadate est assassiné par un membre d’un groupe dissident des Frères musulmans, al Jihad. Moubarak réprime fortement les branches les plus radicales. Le noyau dur de la confrérie se restructure, mais elle reste formellement interdite.

En 2005, lors des élections législatives, les candidats des Frères musulmans, officiellement indépendants, remportent 88 sièges sur 454 au Parlement. Leçon retenue par feu le pouvoir de Moubarak. Des mémos  révélés par WikiLeaks font état d’une escalade des arrestations des membres de la fraternité ces dernières années, notamment en 2010 avec l’arrestation de plusieurs leaders du mouvement, peu de temps avant les élections législatives.

Quelle place occupent-ils dans la galaxie de l’islamisme ?

La galaxie de l’islamisme est aussi large qu’hétérogène. Au-delà des disparités entre les mouvements, tous considèrent l’islam comme une idéologie politique. Initié par Al-Banna, cet islamisme sunnite se structure politiquement par opposition au nationalisme à partir des années 1970. Tant les sunnites (qui représentent environ 80% des musulmans) que les chiites ont connu leur moment islamiste. La révolution iranienne de 1979, portée par Rouhollah Khomeiny, a débouché sur l’établissement de la République islamique, fondée sur une doctrine islamiste.

En dehors du clivage sunnite-chiite, des groupes très différents se réclament de l’islamisme. Côté sunnite, les Frères musulmans se retrouvent sous le même label qu’Al-Qaida. Ayman al-Zawahiri, idéologue de groupe, s’en est régulièrement et violemment pris aux Frères musulmans, coupables de concessions à la laïcité et à la “démocratie”. L’inverse est vraie ; les Ikhwan (“frères”, en arabe) ont systématiquement condamné les actions d’Al-Qaida. Ils ont renoncé à la violence et prennent part à la vie sociale et économique égyptienne, voire à la vie politique.

Post-islamisme

A l’image de l’AKP (Parti de la Justice et du Développement) turque, les Frères musulmans ont revu leurs revendications à la baisse. Une frange radicale a fait sécession, poursuivant un jihad agressif, mais la majorité n’a pas suivi.

Ils sont devenus conservateurs quant aux moeurs et libéraux quant à l’économie

écrit Olivier Roy, professeur et directeur du programme méditerranéen de l’Institut universitaire européen de Florence (Italie). Exit les grands projets de société et les changements radicaux des institutions. Ils se sont en quelque sorte “sociaux-démocratisés” en entrant dans le jeu politique égyptien.

La galaxie de l’islamisme est devenue un trou noir. Dès 1992, Olivier Roy écrivait L’échec de l’islam politique. Il parle aujourd’hui de révolutions post-islamistes. L’islam politique n’a pas survécu à la confrontation avec les pouvoirs en place. Les plus radicaux se sont marginalisés en usant d’une violence extrême, à l’image d’Al-Qaida, la majorité a accepté le jeu politique de leur Etat respectif.

Quel est le programme politique des Frères Musulmans ?

N’ayant jamais été au pouvoir, le programme politique des Frères musulmans est avant tout un programme d’opposition dont la revendication principale est la déconstruction du régime Moubarak : réforme de la Constitution, respect des libertés individuelles, instauration d’une démocratie parlementaire.

Concernant les questions économiques, les Frères musulmans sont favorables à une politique social-démocrate comprenant la révision du rôle de l’Etat, l’extension de l’état providence, des réformes fiscales, la lutte contre le chômage et le protectionnisme. Un programme très similaire aux autres partis d’opposition, avec qui ils se sont d’ailleurs parfois alliés.

Un rôle de conseil

Ce qui différencie vraiment les Frères musulmans des autres se résume en un slogan : « l’Islam est la solution ». Les Frères musulmans veulent officiellement le retour du Califat et appliquer la loi de la charia (la loi musulmane) en Egypte. Mais nuançons la portée de ces annonces : la Constitution actuelle de l’Egypte, dans son article 2, reconnait déjà l’Islam comme religion officielle, et la charia comme principale source du droit égyptien. Par ailleurs, à la différence de l’Islam chiite d’Iran, les Egyptiens sont essentiellement sunnites : ils voient dans le clergé un rôle de conseil plus que de législateur absolu. Comme le soutenait récemment Sobhi Saleh, une figure importante de la confrérie, au Wall Street Journal :

L’Occident nous voit comme l’Iran, mais nous sommes différents. Nous sommes bien plus proches du régime turque.

Mais toutes ces propositions demeurent assez vagues. La dernière fois que la confrérie a publié un programme politique complet, c’était en 2007 un document de travail provisoire lourdement critiqué, notamment sur la question du droit des femmes et des chrétiens coptes qui ne pouvaient accéder aux postes les plus importants de l’administration. De même, beaucoup de Frères musulmans se passeraient volontiers de l’application de la Djizîa, l’impôt sur les non-musulmans que le Coran exige. Mais les conservateurs craignent l’effet domino que pourrait engendrer une renonciation officielle de certaines mesures dictées par la Charia…

Empêchés pendant longtemps par le pouvoir de jouer un rôle officiel, les Frères musulmans n’ont jamais vraiment consacré de temps et d’énergie à mettre de l’ordre dans leurs divisions internes. En attendant, le doute plane, à la faveur de la méfiance de l’Occident…

Dans quelle mesure peuvent-ils participer au pouvoir ?

Malgré leur interdiction officielle, les Frères musulmans sont devenus au fil des années le principal parti d’opposition à Hosni Moubarak. En 2000 ils gagnaient 17 sièges au parlement et en 2005 ils obtenaient 20% de l’Assemblée soit 88 députés.

Depuis les années 80, ils ont beaucoup gagné en légitimité et en popularité, notamment grâce aux actions sociales déployées pour compenser l’abandon de l’Etat sur ces questions. Dispensaires, écoles, soupes populaires… Les Frères musulmans sont très présents auprès des classes précaires de la société égyptienne. En 1995, lorsque l’Egypte fut frappée d’un tremblement de terre, les premiers secours et logements temporaires furent mis en place par les Frères musulmans, qui réquisitionnèrent les mosquées pour accueillir les personnes dans le besoin.

Mais quand bien même les oeuvres sociales de la confrérie sont approuvées par le peuple égyptien, cela ne leur garantit pas un soutien massif jusque dans les urnes. Comme le souligne Christopher Anzalone, doctorant à l’Institute of Islamic Studies de l’Université de McGill « Beaucoup de chercheurs émettent des doutes sur le fait que les Frères Musulmans pourraient être portés au pouvoir dans une Egypte post-Moubarak/post-autoritaire ».

Blocages et désaccords

Malgré le bon score électoral de 2005, l’organisation s’est depuis montrée plus divisée que jamais. En 2009, l’élection de Mohamed Badei comme successeur au poste de guide suprême des Frères musulmans a déclenché une vague de protestations sans précédent au sein du groupe réformiste. Dans les colonnes de ikhwanweb, le site officiel anglophone de l’organisation, on peut d’ailleurs y lire plusieurs tribunes très critiques à l’égard du processus électoral interne, notamment celle du blogueur réformiste Khalil El-Anani :

Cette crise a mis en relief l’absence de véritable démocratie et de transparence dans l’organisation. Sur toile de fond d’élections controversées et de procédures incompatibles avec les réglements internes, Akef (ndrl : le chef suprême sortant) n’a pas réussi à contenir les conflits sur le futur bureau d’orientation. (…) Ces élections, équivalentes à un coup d’état sans effusion de sang pour les réformistes et les pragmatiques, ont détruit les espoirs de la jeune génération de réformes internes. La plupart des membres du bureau d’orientation ont plus de 50 ans et n’ont pas penchant réformistes. Mis à part El-Erian, on sait peu de choses sur eux. Les membres des frères musulmans de la base sont autant dans la confusion que le grand public.

Et la situation ne s’est pas améliorée depuis. Lors des dernières élections législatives de novembre, le mouvement s’est à nouveau décrédibilisé, cette fois-ci sur la question du boycott des élections, proposé par les autres partis d’opposition à Moubarak. Alors que les conservateurs étaient favorables à la participation aux élections (qui permet notamment aux éventuels élus de bénéficier de l’immunité parlementaire), les réformistes préféraient quant à eux se joindre au boycott, en partie pour ne pas donner l’impression de jouer le jeu de Moubarak. Au final, l’hésitation des Frères musulmans a non seulement remis au grand jour leur divisions, mais ils n’ont surtout gagné aucun siège.

Même schéma lors des manifestations du 25 janvier : les Frères musulmans hésitent encore. La jeune génération qui veut se joindre officiellement au mouvement se heurte aux conservateurs, plus frileux, notamment par peur des représailles dont l’appareil sécuritaire du régime Moubarak était coutumier. Lorsque les Frères musulmans décident finalement de rejoindre les manifestations, ils se font discrets. Depuis, bien qu’ils étaient été invités à négocier avec Omar Souleiman, ils ne cessent de répéter que cette révolution n’est pas la leur, qu’ils ne veulent qu’une chose : le départ de Moubarak. Ils se rangent même derrière le leadership de Mohamed El Barradei qui ne leur est pourtant pas très favorable.

Mais maintenant que Moubarak a définitivement quitté le pouvoir et que l’armée tient le régime, les Frères musulmans vont pouvoir enfin jouer un rôle concret dans la vie démocratique de l’Egypte. Ils ont déjà annoncé vouloir créer un parti officiel si le conseil suprême de l’armée l’autorise. Mais même s’ils deviennent des interlocuteurs incontournables, les estimations ne leur octroient que 15 à 30 % des suffrages. Ce qui est loin de constituer une majorité au parlement, et laisse largement la place à d’autres partis.

Quelle est la position de la confrérie vis à vis d’Israël et de l’Occident ?

Dans une déclaration modérée quoique sibylline, le Premier ministre israélien a affirmé le 31 janvier : “l’Egypte devrait surmonter la vague actuelle de manifestations, mais [le gouvernement israélien] doit regarder vers le futur”. L’inquiétude transparait. Même son de cloche chez son Ministre des Finances Yuval Steinitz qui déclarait :

les Frères Musulmans sont fanatiques, pas moins que les Mollahs d’Iran.

Depuis le début de la révolte, le gouvernement israélien suit avec la plus grande attention les événements. En jeu, les accords de paix de Camp David, signés par Sadate en 1981, qui pourraient être remis en cause si les Frères Musulmans arrivaient au pouvoir, en tout cas selon Tel Aviv.

En jeu aussi les livraisons de gaz égyptien à Israël. Signé en février 2008, un accord prévoit la vente de 1,7 milliards de mètres cubes par an pendant 15 ans. La livraison a atteint 2,1 milliards de mètres cube en 2010 et pourrait dépasser 3 milliards de mètres cube cette année. Le 5 février dernier, une explosion dans le terminal gazier d’El-Arish, dans le nord du Sinaï a interrompu le traffic du gazoduc et attisé les craintes de voir les livraisons de gaz remises en cause avec un nouveau régime égyptien.

L’Egypte tire des revenus substantiels de cet accord, le commerce a atteint 502 millions de dollars en 2010. L’opposition égyptienne a dénoncé à plusieurs reprises le prix de vente du gaz qu’elle estime être en-dessous des prix du marché. “L’accord est un affront pour la fièreté des Egyptiens et une trahison” selon Ibrahim Yousri, un ancien diplomate égyptien. Un arrêt total des livraisons est peu probable, vu le revenu que tire l’Etat égyptien de ces ventes.

Ambiguïté et pragmatisme

A propos d’Israël, les Frères musulmans cultivent l’ambiguïté. Les dernières déclarations se veulent plutôt conciliantes. Sobhi Saleh, membre important de la confrérie, a affirmé que les Ikhwan respecteraient le traité de paix avec Israël “aussi longtemps qu’Israël ne l’enfreindra pas en premier”. Une posture déclaratoire ? D’autres usent d’une rhétorique plus musclée, à l’instar de Mohammed Badie, chef de la confrérie, qui parlait le 16 janvier dernier du “régime sioniste [qui] cherche la destruction de [leurs] valeurs, cultures et de l’identité islamique au profit de ses valeurs occidentales”.

Le même déclarait que les Frères musulmans “n’[avaient] aucune animosité envers les pays occidentaux”. Pragmatiques, les Frères Musulmans ? Le gouvernement de transition, auquel ils participeront probablement, aura plus que jamais besoin des milliards de dollars d’aide de Washington. Et puis, la question d’Israël et des Etats-Unis est intimement connectée, tant un regain de tension avec Israël serait perçu par Washington comme une atteinte à ses intérêts nationaux.

>> Photos flickr CC Asim Bharwani ; it is on ; Bismika Allahuma ; Ramy Raoof

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Les Frères musulmans et la révolution égyptienne: réalité contre fiction http://owni.fr/2011/02/17/freres-musulmans-revolution-egytienne-realite-fiction/ http://owni.fr/2011/02/17/freres-musulmans-revolution-egytienne-realite-fiction/#comments Thu, 17 Feb 2011 12:29:21 +0000 Christopher Anzalone http://owni.fr/?p=47096 Traduction d’un article de Christopher Anzalone, doctorant à l’Institut d’études islamiques de l’université McGill, Montréal, paru sur le blog de Juan Cole, Informed Comment, le 9 février 2011.

Depuis le début des protestations populaires égyptiennes contre le gouvernement autocratique dirigé par le président vieillissant Hosni Moubarak et son nouveau vice-président, Omar Suleiman, l’attention s’est souvent portée sur les Frères musulmans d’Égypte (al-Ikhwan al-Muslimun). Cette focalisation sur le mouvement d’opposition a été particulièrement forte aux États-Unis où des experts de tous bords se sont époumonés à déclarer que les Frères musulmans étaient sur le point de prendre le pouvoir en Égypte en faisant référence aux événements iraniens de 1979-1980 et en liant à tort le mouvement égyptien à l’Al-Qaida de Ben Laden. Une grande partie de cette vision est fondée non sur des faits mais sur des mensonges et des conjectures.

Déclarer qu’Al-Qaida serait une émanation de la Confrérie est la plus importante des énormités prononcées. Les experts qui affirment cela pointent du doigt d’anciens membres du mouvement comme le chef adjoint d’Al-Qaïda, Ayman al-Zawahiri, ou Muhammad ‘Abd al-Salam Faraj, fondateur de groupes militants jihadistes-takfiristes qui déclarent apostats les musulmans avec lesquels ils s’opposent.

Ce qu’on oublie souvent c’est que ces individus ont quitté la Confrérie après que celle-ci ait rejeté la violence comme moyen d’arriver à ses fins. Al-Zawahiri, qui avait été un activiste de la Confrérie depuis ses 14 ans, était particulièrement amer sur ce qu’il voyait comme une « trahison des principes islamiques » et, dans les années 1990, il écrivit une longue critique intitulée « La Moisson Amère : Les Frères musulmans en 60 ans ». Pour sa part, la Confrérie condamne fréquemment Al-Qaïda lors de ses déclarations publiques ou par les positions qu’elle prend.

Le spectre de Sayyid Qutb, peut-être le membre le plus connu de la Confrérie, est une autre connexion récurrente utilisée pour dépeindre le mouvement comme intrinsèquement militant et radical. Cet idéologue révolutionnaire égyptien, intellectuel devenu islamiste, a été emprisonné pendant près de dix ans par le gouvernement de Gamal Abdel Nasser et finalement exécuté en 1966. Les journalistes et les experts qui cherchent une réponse facile aux racines des groupes jihadiste-takfiristes comme Al-Qaida la trouve fréquemment en désignant Qutb ou le juriste et théologien hanbaliste sunnite Ibn Taymiyya. Bien que Qutb ait clairement été un révolutionnaire et un penseur radical, et bien que les positions de la Confrérie à son encontre aient souvent été ambigües, les analyses de son œuvre ne sont, au mieux, qu’une lecture superficielle d’une fraction de ses nombreux écrits.

John Calvert, professeur d’histoire du Moyen-Orient, a écrit un livre qui est devenu une référence dans l’étude de Qutb : « Sayyid Qutb et les Origines de l’Islamisme Radical ». Au lieu de n’en étudier qu’un segment, Calvert examine l’entièreté de la vie de Qutb tout en suivant l’évolution de sa pensée. Il montre que l’ambiguïté de la plupart des écrits de Qutb est la raison de leur appropriation par des groupes comme Al-Qaida ou Al-Gama’a al-Islamiyya (Groupe Islamique) égyptien, ce dernier ayant renoncé à la violence. En outre, Calvert et d’autres chercheurs ont montré qu’Hassan al-Hudaybi, le « guide général » de la Confrérie à l’époque de Qutb, était assez critique à l’encontre de ce dernier. Enfin, bien que Qutb ait certainement été un islamiste radical, ses idées n’ont pas, à elles-seules, créé Al-Qaida ou d’autres groupes apparentés. Comme Calvert le montre, nombre de ces groupes ont en fait épousé des positions qui vont à l’encontre de ce que Qutb voulait. Al-Qaida est plutôt vu comme un groupe qui a créé une nouvelle idéologie hybride dont les sources se trouvent à la fois chez Qutb, Ibn Taymiyya et al-Zawahiri.

Beaucoup de chercheurs émettent des doutes sur le fait que les Frères musulmans pourraient être portés au pouvoir dans une Égypte post-Moubarak et post-autoritaire. En fait, beaucoup doutent également du fait que le mouvement ait la capacité de prendre le pouvoir sur le pays entier même s’il le voulait. Si la Confrérie apparaît comme le plus ancien et le mieux organisé des groupes d’opposition, elle souffre de certains maux. Elle est en proie à un conflit de générations entre les vieux dirigeants, comme Mohammed Badie, actuellement à la tête du mouvement, et les jeunes qui ont cherché à changer un certain nombre de choses concernant par exemple le rôle des femmes dans la direction, ou les rapports avec les coptes.

La Confrérie n’est plus la force dominante qu’elle fut. Selon Khalid Medani, professeur de sciences politiques et d’études islamiques à l’université McGill, en tant que mouvement, la Confrérie a perdu énormément de crédibilité ces dernières années après avoir accepté d’être cooptée par le gouvernement Moubarak. Pour lui, malgré le fait que la Confrérie reste le groupe d’opposition formellement organisé le plus important, elle ne parvient pas à attirer beaucoup de nouveaux membres.

Bien qu’elle se soit finalement résolue à participer aux manifestations du 25 janvier, la Confrérie n’a annoncé sa décision que deux jours avant. Son soutien était loin d’être enthousiaste. En voyant la taille et l’endurance du soulèvement populaire contre le gouvernement autoritaire de Moubarak, la Confrérie adopta une approche plus active. Jusqu’à aujourd’hui, elle a fait huit déclarations officielles, dont trois signées par Badie, dans lesquelles le groupe fait attention à ne pas se proclamer à la tête des manifestations, se présentant plutôt comme un parti d’opposition parmi d’autres. Les observateurs de terrain ont montré que la Confrérie n’est pas la voix la plus puissante au sein des centaines de milliers, des millions de manifestants qui ont défié les couvre-feux et la violence pour continuer de réclamer leurs droits humains et civiques.

La Confrérie s’est joint à d’autres groupes d’opposition et aux manifestants pour demander le départ de Moubarak, l’abolition de la loi sur l’état d’urgence en vigueur depuis l’accession au pouvoir de Moubarak en 1981, la tenue de nouvelles élections libres et justes, la libération de tous les prisonniers politiques, l’amendement de la constitution et la poursuite en justice des membres du gouvernement qui ont ordonné l’usage de la violence à l’encontre des manifestants. Le mouvement a aussi fait attention d’expliquer sa décision d’entrer en pourparlers avec le gouvernement, doutant ensuite que celui-ci ait vraiment en tête de répondre aux attentes de la volonté populaire égyptienne.

Bien qu’elle soit loin d’être du côté du libéralisme social et politique, du moins pas du côté de celui désiré par les États-Unis et l’Europe, la Confrérie n’est pas non plus le monstre islamiste ou la sœur jumelle d’Al-Qaida qu’on veut souvent en faire. Devant faire face à ses propres divisions internes et à ses problèmes de légitimité parmi le peuple égyptien, la Confrérie ne semble pas en mesure de « prendre le contrôle » du pays, même si elle le voulait. Elle est bien consciente de ses problèmes internes, et elle se garde d’aliéner davantage les égyptiens qui ont mené collectivement leur soulèvement malgré une violence étatique extrême.

Article initialement publié sur le blog Informed Comment

>> photos flickr CC Asim Bhawarni

Traduction : Damien Spleeters

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